Le diable n'existe pas sur Arte
Arte diffuse en replay ce chef d'oeuvre primé par les lycéens du prix Jean Renoir en 2022. Un film âpre aux sublimes images, aux acteurs impeccables, au sujet difficile.
Ci-dessous le texte co-écrit par la classe de 1 GA1 (2022) qui a participé cette année là et qui a remporté le prix de la critique pour un autre film, La traversée.
Qu’est-ce qu’un grand film ? Qu’est-ce un chef d’oeuvre ? C’est un film sur lequel on n’aurait pas parié un rial, Le diable n’existe pas, Sheytân vodjoud nadârad, deux heures trente en farsi sous-titré en français ayant pour thème la peine de mort, la banalité du mal et le libre arbitre.
Nous suivons quatre trajectoires, quatre personnages en charge de l’application de la peine de mort en Iran. De jeunes soldats qui doivent effectuer cette horrible tâche s’ils veulent avoir des papiers pour voyager, travailler ou encore passer leur permis de conduire ou partir en permission. Et pourtant on ressort ébloui par la mise en scène de Mohammad Rasoulof, par le jeu solaire des comédiens tous sublimement beaux, par la réflexion qu’entraîne la vision de ce film découpé en quatre segments pour braver la censure de la dictature iranienne. Et les images d’une beauté fulgurante s’impriment durablement sur notre rétine comme le regard perdu de cet homme au volant de sa voiture le matin allant au « travail », arrêté au feu vert, littéralement figé sur place qui n’avance plus comme paralysé ou ce Bella Ciao que l’on croyait réservé aux cambrioleurs de la Fabrique nationale de la monnaie espagnole, chanté à tue-tête en voiture après une intense évasion pour ne pas commettre l’irréparable, ou encore les paysages brûlés et quasi désertiques entre loups, renards et abeilles.
Mais c’est la troisième partie qui nous a fracassé le coeur à la manière d’une tragédie antique. Un soldat en permission rejoint sa petite amie dans un village niché entre une forêt et ces fleurs « insensées » de couleur violette mêlant la violence du rouge et la douceur du bleu. On le suit traversant une forêt quasi magique, retirant son uniforme pour se laver autant physiquement que moralement, nous le comprendrons par la suite, dans cette rivière sans retour. Un ami de la famille de sa bien-aimée a été condamné à mort, il croit alors à tort que celle-ci l’a trompé mais elle lui explique que c’était son mentor, son professeur de « liberté » dans un pays qui en manque cruellement. Lors de la cérémonie pour rendre hommage au défunt, le jeune soldat transi se rend compte de l’horreur en voyant le portrait de l’homme… qu’il a assassiné en tant que bourreau. Il tente alors de se noyer dans la rivière et finalement avoue tout à sa dulcinée qui lors d’une scène déchirante, séparés par un arbre, lui déclare tout son amour : « Je t’aime tellement, tu le sais ? Ton étreinte chaleureuse, les veines sur tes mains, ton large torse » pour finalement le quitter : « tu vas me manquer ».
On retrouve ici le dilemme cornélien du Cid. Le personnage fait le choix de la droiture, du respect du souvenir du défunt plutôt que d’aimer un homme qui a tué et n’a pas résisté aux ordres. « Ta force, c’est de dire non » affirme un personnage dans cette troisième partie. Il n’a pas su le faire, le diable existe bel et bien, ce sont nos démons intérieurs, cette banalité du mal développée par la philosophe Hannah Arendt et que l’on retrouve dans la terrifiante expérience de Milgram. A travers ses films, le réalisateurs iranien Mohammad Rasoulof résiste car le cinéma peut être aussi cela, des images porteuses d’un message humaniste dans un pays totalitaire. On rappelle que lui-même a été condamné à un an de prison en 2010 pour « propagande » anti-gouvernementale et que le choix de diviser le film en quatre parties lui permet de braver la censure, les films courts étant moins surveillés. Le diable n’existe pas nous a donc marqué durablement, âprement, violemment. Serions-nous bourreau ou résistant si nous vivions de telles situations ?